A propos des Gilets jaunes

L’autre jour, dans une conversation, on me demandait si je connaissais des Gilets jaunes. J’ai répondu que je connaissais surtout beaucoup de personnes qui pourraient être Gilets jaunes mais ne manifestent pas. Je fais mienne l’analyse du sociologue Gérard Noiriel : « Le mouvement des Gilets jaunes n’est pas vraiment une révolte des pauvres : ce sont plutôt des indépendants, auto-entrepreneurs, retraités, précaires et invisibles certes, mais pas les classes les plus pauvres de France ». Selon ce même analyste, la majorité du peuple se sent ignorée. « Les classes populaires veulent participer à la vie politique avec leurs propres moyens ». Certains vivent cet oubli comme un mépris, une humiliation qui expliquent la violence.

Nombreuses les personnes qui n’ont pas le temps de manifester ou qui sont exténuées par leur travail. Voici quelques exemples symboliques. C’est une jeune femme à peine trentenaire qui fait des ménages et la « plonge », avec un volume de travail exigé impressionnant dans son temps horaire. Bien que dans la force de l’âge et sans enfant, chaque soir elle se couche en disant « j’en peux plus ». Ce sont des femmes qui ont la cinquantaine, mères de famille, qui font des ménages dans les dépôts de bus ou dans les bureaux parisiens avant ou après les horaires de travail. Toutes ces personnes sont souvent sans véhicule et prennent du temps avec les transports en commun. Elles sont usées avant l’âge.

L’une d’elles est en arrêt maladie avec des genoux gonflés. Nous parlons, son mari allongé à côté dans la pièce, ronflant au milieu de notre conversation, car il est fatigué de sa matinée de travail comme employé au nettoyage des rues. Lui aussi n’a ni le temps ni le courage d’enfiler un gilet jaune. La femme finit par m’avouer qu’ils ont du mal à joindre les deux bouts en fin de mois. Elle me demande si je peux l’aider à contacter le Secours catholique pour une aide de nourriture et vêtement. Je lui dis qu’il faut passer par une assistante sociale mais cela lui paraît un obstacle de plus, trop compliqué pour cette femme. Je suis témoin encore une fois du courage de vivre de tant d’anonymes pour qui le temps libre ne peut être qu’un temps de repos. C’est pourquoi, dans un même quartier, on n’a plus le temps de se rencontrer.

Récupérer, tel est l’objectif pour tenir. Ces personnes viennent peu ou pas à l’église le dimanche car trop fatiguées de leur semaine. Le dimanche, on dort, on fait un peu de cuisine pour la semaine et on essaye de faire baisser la pile de linge sale ou à repasser. Par leurs enfants surtout, elles sont liées et repérées d’une façon ou d’une autre par la communauté chrétienne. Je m’emploie à les visiter. Je rencontre de belles âmes simples et abandonnées, mais elles ne le savent pas, ce qui les rend encore plus belles. Les visiter est pour moi comme une messe. Prendre ce temps est pour moi une façon d’enfiler un gilet jaune et faire œuvre de socialisation, d’humanisation, et donc de divinisation !

Mais combien d’autres sont seules, sans visites, désocialisées, loin d’une communauté d’appartenance ? La crise sonne pour nos élites comme un avertissement. Va-t-elle suffire pour sortir nos technocrates de leur bulle ? Va-t-elle provoquer de vrais changements dans les modes de gouvernance et de fonctionnement ? Il faut l’espérer à l’heure où plusieurs, comme le philosophe Michaël Foessel, comparent la montée des populismes entre les années 1938 et 2018 ! (cf. son dernier livre « Récidives »)

Cette question d’une présence à toutes ces existences périphériques vaut pour l’Eglise. Les cris des victimes révèlent une institution trop sûre d’elle-même et peu à l’écoute ! Elle a pourtant comme modèle le Christ qui prenait ses distances avec bien des religieux de son époque en critiquant leurs « pompes » et leurs préoccupations des apparences. C’est dans un effort permanent « d’aller vers » que Jésus rencontrait toutes les situations de vie. Il ne se contentait pas de recevoir derrière un bureau. Saurons-nous être des pasteurs qui lui ressemblent ? Il en va de la mission et de notre joie. Il en va du signe et de l’exemple que nous avons à donner dans notre société en crise de lien et de dialogue.

Baudouin, prêtre.