L’innocence de Dieu
Quand nous ressentons toute la puissance du mal, toute l’horreur, toute l’atrocité du mal, nous commençons à comprendre ce que signifie le péché des origines : dans le jardin de la Création, Dieu cherche l’homme : « Où es-tu ? » : voici le cri de l’innocence de Dieu qui proteste qu’il n’est pas l’auteur du tourment, de la souffrance, qu’il n’est pas l’auteur de la mort, davantage encore, qu’il en est la première victime. Car justement, ce cri qui éclate déjà dans le récit de la Genèse retentira d’une manière autrement plus déchirante dans le jardin de l’agonie et sur la croix où Jésus expire. La réponse de Dieu au scandale du mal, au mystère du mal, c’est la croix où il apparaît comme la victime déchirée, innocente et qui exprime que tout cela il ne l’a pas voulu et que cela lui a été imposé par une volonté mauvaise.
Traversant cette expérience du mal, une petite lumière nous dit que la création est une histoire à deux, qu’elle est un échange, un dialogue, que Dieu ne peut l’accomplir tout seul parce qu’elle est un acte d’amour qui s’adresse à notre amour et qui ne peut prendre toute son efficacité et toute sa signification que par la réponse de notre amour. Le monde est une histoire à deux. La création, c’est un geste maternel ; elle jaillit du fond de la tendresse divine comme un appel qui s’adresse à la nôtre et quand nous ne répondons pas, le monde, le vrai monde, le monde d’harmonie, le monde de beauté, le monde de la joie, ne peut pas exister !
L’admirable exégèse de saint Paul aux Romains nous dit que la création est dans les douleurs de l’enfantement. Elle pousse un grand cri de gémissement en attendant la révélation de la gloire des fils de Dieu. L’univers est blessé parce qu’une volonté dominatrice, une volonté avaricieuse, une volonté possessive s’est opposée à l’amour de Dieu.
Il est de la plus haute importance que nous soyons convaincus de l’innocence de Dieu ; il est de la plus haute importance que le mal ait cette dimension atroce qui révèle une blessure divine. Car s’il n’y avait pas, dans la création, dans la fragilité d’un petit enfant, dans la sensibilité d’un homme ou d’une femme une dimension divine, une présence de Dieu confiée à notre conscience et à toute conscience, le mal n’aurait pas cet aspect horrible. Si le mal peut nous inspirer une telle horreur, c’est justement parce qu’il y a dans la création une dignité infinie dont le mépris transperçant le cœur de Dieu suscite la croix où tous les maux du monde vont être assumés par l’amour de Jésus. Ainsi l’ordre éternellement voulu par Dieu pourra être restauré. Si le mal nous déchire le cœur, nous émeut et nous révolte, sachons que Dieu est au cœur de cette révolte : c’est lui qui nous inspire cette rébellion contre le mal parce qu’il n’y consent pas, qu’il n’en est pas complice. Il est aux antipodes du mal, il ne le veut pas et il en souffre : qu’il s’agisse de maladies, de catastrophes naturelles, du martyre des innocents, toute cette somme immense de mal humain, animal ou végétal depuis le commencement, tout cela Dieu en souffre.
Et chaque fois que nous nous retenons d’infliger aux autres une blessure, que nous essayons de prévenir une douleur, que nous faisons naître la joie là où il y a de l’amertume, nous contribuons à réaliser cette création qui ne peut être qu’une histoire à deux où notre oui est absolument indispensable à la réalisation du plan de Dieu. Ah ! ce n’est pas une petite chose que Dieu nous propose ; il ne nous traite pas comme des étrangers ou comme des esclaves ! Il remet entre nos mains l’univers tout entier parce que justement il veut faire de nous des créateurs et qu’il attache à notre oui une importance tellement essentielle qu’il ne peut rien accomplir sans notre consentement.
Pourrons-nous consentir à mettre notre oui dans celui de Jésus qui éclate pleinement dans le mystère de l’autel qui est le mémorial de la croix et demander à Notre Seigneur de nous préparer au mystère de l’eucharistie en augmentant chaque jour la joie que nous sommes capables de donner aux autres ?
Pourrons-nous apporter au Seigneur cette gerbe d’amour faite de toutes les petites joies que nous aurons pu semer sur notre route au cours de chacune de nos journées ? Nous pourrions ainsi répondre à Dieu qui aspire justement, avec notre concours, à tarir la source du mal ; nous pourrions faire éclater l’innocence de Dieu et contempler en vérité, avec le concours de sa discrète présence amoureuse et gratuite cette beauté du monde que les poètes ont pressentie, que les musiciens ont chantée, que les savants découvrent mais qui est loin d’être encore accomplie puisqu’il y a encore tant de douleurs et tant de blessures.
Il nous appartient de travailler à panser ces blessures, à diminuer ces douleurs et à accomplir notre mission de joie qui est justement ce testament du Seigneur : « Je vous ai dit ces choses pour que ma joie soit en vous et que votre joie soit parfaite. »
Eric Le Scanff
Pour prolonger la réflexion :
- La souffrance de Dieu, François Varillon,
- Dieu sans idée du mal, Jean-Michel Garrigues,
- Dieu, le grand malentendu, Maurice Zundel.